Le développement de la juridiction constitutionnelle devient-il un danger pour la législation fédérale conforme au droit international ?

de Christoph Grüninger

 

1. La Constitution comme moyen juridique de limitation du pouvoir

Au niveau institutionnel, la constitution moderne se caractérise essentiellement par trois éléments centraux : l’établissement de processus décisionnels démocratiques, une organisation du pouvoir basée sur la séparation des pouvoirs et la limitation du pouvoir politique vis-à-vis de la population par la garantie des droits fondamentaux.[1] La constitution d’une démocratie libérale et d’un État de droit est donc toujours “un arrangement pour composer le pouvoir avec les moyens du droit”. [2]

Si les exigences présentées peuvent paraître sans équivoque et non négociables en théorie, leur mise en forme dans la réalité des différentes communautés libérales-démocratiques est très variée. En dépit d’un consensus de base commun, les types de démocratie diffèrent d’un État à l’autre (démocratie parlementaire ? Démocratie présidentielle ? ), les modèles de séparation des pouvoirs et les structures fédérales (et le degré de concentration du pouvoir qui en découle). C’est sur cette individualité de chaque constitution que se fonde en fin de compte la “valeur affective” d’une constitution donnée, qui varie d’un ordre constitutionnel à l’autre. [3]

 

2. Assurer le respect des constitutions

Le respect d’une constitution peut être assuré par différents mécanismes institutionnels. Le point de départ juridique d’une analyse est toujours le terme générique d’administration de la justice constitutionnelle.[4] L’instrument le plus important de l’administration de la justice constitutionnelle est la juridiction constitutionnelle. Dans le cadre de la juridiction constitutionnelle, le contrôle procédural de la conformité des actes de l’État avec la Constitution est entre les mains d’une autorité judiciaire.[5] Les questions juridiques que les tribunaux doivent trancher dans le cadre de l’exercice de la juridiction constitutionnelle sont multiples et vont des conflits de compétences entre les organes suprêmes de l’État (ou les niveaux fédéraux) à la constitutionnalité d’actes individuels, en passant par la légalité des processus démocratiques.[6] La tâche principale de la juridiction constitutionnelle – et, au regard des discussions de principe correspondantes, souvent le point de litige le plus important – est et reste cependant, avec le contrôle (abstrait) des normes, la surveillance de la constitutionnalité des lois et l’éventuelle détermination de leur nullité en cas de manque de constitutionnalité. [7]

Comme on le sait, la Suisse ne dispose pas d’une cour constitutionnelle séparée, ni d’une juridiction constitutionnelle développée au niveau fédéral, avec par exemple la possibilité d’un contrôle abstrait des normes pour les lois. D’une manière générale, la juridiction constitutionnelle fédérale suisse est traditionnellement étroite et pas vraiment conventionnelle. C’est pourquoi la Suisse dispose d’une jurisprudence constitutionnelle a priori moins riche que celle de nombreux systèmes constitutionnels dotés de cours constitutionnelles distinctes – du moins en ce qui concerne le débat judiciaire sur l’inconstitutionnalité potentielle des lois ou la concrétisation et le développement de droits fondamentaux ouvertement rédigés. L’importance des précédents est également moindre en Suisse ; selon l’opinion dominante, ils ne sont pas une source de droit au niveau constitutionnel. [8]

 

3. Déduction d’une juridiction constitutionnelle développée avec des arguments de droit international public

Dans les systèmes constitutionnels où la juridiction constitutionnelle est plutôt limitée – comme en Suisse – l’appel à un développement de la juridiction constitutionnelle est traditionnellement grand. Il est en quelque sorte “de la responsabilité de la justice de veiller au respect de la Constitution”, dit-on entre autres dans la doctrine juridique.[9] Dans ce sens, l’arrêt Marbury v. Madison de 1803, qui a fait date pour la juridiction constitutionnelle fédérale des Etats-Unis, affirmait déjà que l’essence des droits à la liberté réside dans le droit de chaque individu à exiger la protection de ces droits et que l’un des premiers devoirs de l’Etat est d’offrir cette protection.[10] Même dans les systèmes constitutionnels les plus démocratiques, il n’est donc pas acceptable que les citoyens majeurs “livrent” leurs droits (uniquement) à la politique.[11] C’est pourquoi, en Suisse aussi, l’un des acquis de l’État constitutionnel moderne devrait être que la protection des droits constitutionnels au sein de la structure étatique ne soit pas laissée au seul législateur fédéral. [12]

Une partie de l’argumentaire en faveur d’une extension de la juridiction constitutionnelle présente également des références au droit international public. Le droit international public est un droit interétatique sur lequel deux ou plusieurs sujets de droit international public (en règle générale des États) se sont mis d’accord, par exemple dans le cadre d’un traité international. Jusqu’à présent, aucune des prescriptions de droit international public contraignantes pour la Suisse n’oblige à développer la juridiction constitutionnelle au niveau national (par exemple à introduire un contrôle abstrait des normes). En particulier, la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), également contraignante pour la Suisse, ne contient pas d’obligation de ce type pour ses États parties.[13] Toutefois, dans le cadre de sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a accordé au droit international une primauté de principe, même sur les lois fédérales, et a ainsi créé la possibilité de mesurer les lois fédérales à l’aune des obligations de droit international – par exemple la CEDH – et d’en contrôler la compatibilité avec ces dernières.

Cette jurisprudence du Tribunal fédéral a conduit, dans une mesure limitée, à la création d’une juridiction constitutionnelle de fait. Alors que certains droits fondamentaux de la Constitution fédérale sont garantis de manière identique par la CEDH, il existe également des droits fondamentaux dans la Constitution fédérale qui ne sont pas garantis en plus par la CEDH. Par sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a créé une dichotomie (et donc une inégalité de traitement) entre les droits fondamentaux garantis par la Constitution fédérale : Alors que les lois fédérales ont été rendues accessibles à une juridiction constitutionnelle de fait en ce qui concerne les droits fondamentaux qui, loin de la Constitution fédérale, sont également garantis par la CEDH (contrôle de conventionnalité), les lois fédérales restent privées de cette possibilité de contrôle en ce qui concerne les droits fondamentaux qui sont exclusivement garantis par la Constitution fédérale (pas de contrôle de constitutionnalité).[14] De lege lata, dans le sillage de la jurisprudence actuelle du Tribunal fédéral, les droits fondamentaux garantis par la CEDH sont donc mieux protégés que les droits fondamentaux contenus “uniquement” dans la Constitution fédérale. [15]

Selon une partie de la doctrine juridique, cette dévalorisation de fait des droits fondamentaux purement garantis par la Constitution fédérale ne peut en quelque sorte être corrigée que par un développement conséquent de la juridiction constitutionnelle fédérale.[16] En conséquence, le plaidoyer en faveur d’un développement de la juridiction constitutionnelle au niveau fédéral en Suisse s’appuie également sur des arguments de droit international.

 

4. Dangers potentiels pour une législation fédérale conforme au droit international dans le système suisse

Dans le système actuel de juridiction constitutionnelle fédérale limitée, le droit international public joue un certain rôle de gardien des droits fondamentaux en Suisse, grâce au contrôle de conventionnalité mentionné et au contrôle de constitutionnalité de fait qui lui est inhérent.[17] Un exemple récent est par exemple l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) concernant la réglementation contraire à la CEDH dans le droit suisse en matière de rente de veuf.[18] Pour corriger cette réglementation fédérale contraire à la Convention – et matériellement aussi à la Constitution – il a fallu recourir à un tribunal supranational de droit international public, la CEDH. Dans les faits, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée en tant que cour constitutionnelle sur une disposition d’une loi fédérale suisse contraire à la Convention et à la Constitution.

Les liens politiques de cette situation en soi juridique sont évidents. Sur l’échiquier politique, les forces de centre-gauche – s’appuyant sur des arguments d’État de droit et de fédéralisme – sont traditionnellement favorables à une extension de la juridiction constitutionnelle, tandis que les forces bourgeoises – s’appuyant sur des arguments démocratiques – se positionnent traditionnellement avec scepticisme sur cette question. Le dilemme potentiel du camp bourgeois se manifeste dans le fait que si l’on continue à renoncer à une extension de la juridiction constitutionnelle fédérale suisse, la CEDH continuera (ou augmentera) à faire office de cour constitutionnelle de facto. La renonciation à l’extension de la juridiction constitutionnelle nationale peut donc avoir pour conséquence, par le biais du droit international, une relativisation de la souveraineté nationale dans le domaine de la juridiction constitutionnelle. C’est pourquoi, pour une partie de la doctrine juridique, il est tout simplement préférable que la mission de gardien de la Constitution ne soit pas transférée à une convention de droit international public ou à un tribunal institué par le droit international public, mais qu’elle soit assurée par la Constitution nationale et un tribunal national.[19] Un développement de la juridiction constitutionnelle nationale renforcerait ainsi en quelque sorte la souveraineté nationale.

Loin des considérations de souveraineté susmentionnées, un développement de la juridiction constitutionnelle en Suisse recèle certains dangers, surtout pour l’interface entre les instruments de la démocratie directe et le respect des obligations de droit international. Comme on le sait, le respect du droit international non impératif n’est pas une condition de validité pour une révision constitutionnelle. En conséquence, les comités d’initiative notamment ne sont pas tenus – à l’exception des quelques dispositions du droit international impératif (ius cogens) – de concevoir leurs initiatives populaires en conformité avec le droit international. C’est pourquoi il est non seulement envisageable, mais aussi un scénario tout à fait réel, qu’une initiative populaire menaçant d’entrer en conflit – de manière plus ou moins évidente – avec le droit international soit lancée et acceptée. Par la suite, le législateur fédéral peut s’efforcer de ne mettre en œuvre que faiblement une telle initiative populaire afin de préserver les intérêts de la Suisse en matière de politique extérieure.[20] Dans ce cas, le législateur fédéral respecte les obligations de la Suisse en matière de droit international, mais ne met pas en œuvre, ou seulement partiellement, l’initiative populaire acceptée, qui est une disposition de la Constitution fédérale légalement adoptée.

Si, dans un cas concret, le législateur fédéral choisit cette voie de la “mise en œuvre”, la loi fédérale éventuellement adoptée de manière anticonstitutionnelle n’est pas accessible au contrôle du tribunal constitutionnel dans le système actuel de la juridiction fédérale suisse et est, en quelque sorte, définitive. La volonté du législateur fédéral de mettre en œuvre de manière (très) modérée des initiatives populaires critiques à l’égard du droit international s’est manifestée par exemple lors de la mise en œuvre de l’initiative contre l’immigration de masse. Cette disposition des acteurs politiques se fonde en fin de compte sur le fait qu’il existe en général un besoin de protection particulier en ce qui concerne les obligations de droit international existantes. Contrairement aux projets législatifs de politique intérieure, les consensus de droit international public sont souvent le fruit d’efforts diplomatiques de longue haleine.[21] Il s’agit en quelque sorte de “chances uniques” qui ne peuvent pas être facilement améliorées ou renégociées après avoir été englouties par la mise en œuvre à la lettre d’une initiative populaire critique à l’égard du droit international.[22] Or, le modèle d’affaires de l’économie nationale suisse, orientée vers l’exportation, est tributaire d’une mise en réseau internationale par le biais du droit international public – en particulier dans le domaine économique.

Il reste donc à souligner qu’un développement de la juridiction constitutionnelle, tel qu’il est également exigé en Suisse par les arguments de droit international cités, pourrait aller à l’encontre d’éventuelles intentions du législateur fédéral de protéger les obligations de la Suisse en matière de droit international. En cas d’extension des compétences du Tribunal constitutionnel – notamment en cas d’abrogation de l’art. 190 Cst. -, le Tribunal fédéral devrait abroger une loi fédérale potentiellement anticonstitutionnelle, bien que celle-ci, dans sa version critiquée, aurait eu pour but de protéger les obligations de droit international existantes. De même, une extension de la juridiction constitutionnelle donnerait parfois un instrument dangereux aux comités d’initiatives populaires extrêmes qui ont peut-être remporté une courte victoire dans les urnes et qui ne sont pas satisfaits (sans surprise) d’une mise en œuvre modérée de leur projet constitutionnel par le législateur fédéral. Ils pourraient en effet imposer par voie judiciaire – en passant par le législateur fédéral – la mise en œuvre fidèle de leur initiative populaire. Par conséquent, en Suisse, une extension de la juridiction constitutionnelle fédérale devrait toujours s’accompagner d’une limitation simultanée des droits de la démocratie directe, en particulier de l’instrument de l’initiative populaire. Il semble toutefois évident que le maintien de la conception libérale de l’initiative populaire est plus important pour l’équilibre démocratique et la paix juridique en Suisse que le développement de la juridiction constitutionnelle fédérale.

 

Christoph Grüninger, docteur en droit, exerce la profession d’avocat à Zurich. Le présent article se base essentiellement sur le contenu de sa thèse de doctorat “Aspekte der Verfassungsinterpretation in der Schweiz“, parue en automne 2023.

 

Notes de bas de page

[1]      Oliver Diggelmann/Maya Hertig Randall/Benjamin Schindler, Verfassung, in : dies. (éd.), Verfassungsrecht der Schweiz, vol. 1, Zurich 2020, § I.1 N 1, 3.

[2]      Kaspar Ehrenzeller, Coordination du droit constitutionnel en contradiction – Compétences législatives de conception en cas d’initiatives populaires acceptées, Zurich 2020, n° 390.

[3]      Diggelmann/Hertig Randall/Schindler (note 1), § I.1 N 2.

[4]      Pierre Tschannen, Staatsrecht der Schweizerischen Eidgenossenschaft, 5e édition, Berne 2021, § 11 N 460 ; Alain Griffel, Rechtsschutz, in : Oliver Diggelmann/Maya Hertig Randall/Benjamin Schindler (éd.), Verfassungsrecht der Schweiz, vol. 2, Zurich 2020, § IV.8, § IV.8 N 29.

[5]      Au lieu de nombreux Ulrich Häfelin/Walter Haller/Helen Keller/Daniela Thurnherr, Schweizerisches Bundesstaatsrecht, 10e éd, Zurich 2020, no 1929 ; Michel Hottelier, La juridiction constitutionnelle fédérale, in : Oliver Diggelmann/Maya Hertig Randall/Benjamin Schindler (éd.), Verfassungsrecht der Schweiz, vol. 2, Zurich 2020, § IV.9 N 1 ; Andreas Auer, Die schweizerische Verfassungsgerichtsbarkeit, Bâle/Frankfurt a.M. 1984, 5e éd.

[6]      Häfelin/Haller/Keller/Thurnherr, (note 5), no 1929b.

[7]      Au lieu de nombreux Häfelin/Haller/Keller/Thurnherr, (n. 5), n. 1929b ; Tschannen (n. 4), § 11 N 462 ss.

[8]      Hänni Julia, Zur Tragweite des Case Law in der schweizerischen Verfassungsrechtsprechung, ZSR 2022 I, 51, 59, 67 ss.

[9]      Daniel Thürer, Amerikanische Verfassungsdebatte : Rule of Law und Rule of Trump, in : Neue Zürcher Zeitung n° 32, 8 février 2017, 10.

[10]    Regina Kiener, Accès à la justice, RCC 2019 II, 5, 17 s.

[11]    Ehrenzeller (note 2), n° 392 (avec d’autres références).

[12]    René Rhinow, Zum Schutz von Freiheit, Demokratie und Föderalismus : Ein Plädoyer für einen massmessen Ausbau der Verfassungsgerichtsbarkeit, Jusletter 14 mars 2011, ch. 28 s.

[13]    Maya Hertig Randall, L’extension du contrôle de constitutionnalité des lois fédérales sous le prisme du droit international, Bulletin d’information de la SSP (1/22 – 25e année – avril), 18 s.

[14]    Elisabeth Chiariello, Le juge en tant que constituant ? – Zur Fortbildung von Grundlagen des Rechtsstaats und der Demokratie durch höchsten Gerichte, Zurich/St. Gallen 2009, 118 ; Hansjörg Seiler, Verfassungsgerichtsbarkeit zwischen Verfassungsrecht, Richterrecht und Politik, ZSR 2010 II, 381, 442 s., 463 ; Hertig Randall (note 13), 18, 20.

[15]    Hertig Randall (note 13), 18, 20.

[16]    Chiariello (note 14), 118 ; Hertig Randall (note 13), 18, 21.

[17]    Hertig Randall (note 13), 18, 21.

[18]    Cf. Katharina Fontana, Arrêt de la Cour des droits de l’homme : il faut faire des coupes dans les rentes de veuve, in : Neue Zürcher Zeitung n° 238, 12 octobre 2022, 20.

[19]    Hertig Randall (note 13), 18, 21.

[20]    Hertig Randall (note 13), 18, 23.

[21]    Cf. Jacqueline Beatrice Moeri, Die Kompetenzen der schweizerischen Bundesversammlung in den auswärtigen Angelegenheiten, Saint-Gall 1990, 9.

[22]    Roger Nobs, Initiative populaire et droit international public, Zurich 2006, 73 et suiv.

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